I – Will Eisner : Et l’expérimentation mène à la création |
II – Qu’est-ce qu’un Graphic Novel aujourd’hui ? |
Qu’est-ce qu’un Graphic Novel aujourd’hui ?
Au delà du contenu inédit publié dans un format prestigieux destiné aux librairies, le Graphic Novel a été un terme en constante évolution. Et sa définition a bien mutée. A l’origine une simple « histoire fictive publiée sous forme de livre », son sens s’est rapidement étendu comme un format mais aussi sa conception artistique jusqu’au jugement de la qualité d’une bande-dessinée.
Graphic Novel / Roman Graphique : Pour une valeur littéraire
Le terme Graphic Novel est un sujet de débat à lui seul. Quelle différence entre un Roman Graphique et une Bande-Dessinée commune ? Elle est subtile et assez inégale. En soi, le Graphic Novel dépend de la bande-dessinée. Il est un sous-genre. En cela, le Graphic Novel répond aux codes de l’art séquentiel et ses constituants (cases, planches, bulles, etc.).
Sa spécificité va se trouver dans son écriture et sa mise en page. Un Graphic Novel est écrit à la manière d’un roman. On trouve un narrateur. Le texte est plus dense et vise à expliciter l’image. Il y a ici toute une réflexion à mener entre le texte qui illustre l’image et inversement. Le texte et l’image se trouvent tous deux dans une situation de parfait équilibre.
En engageant le genre du roman, le Graphic Novel acquiert une valeur qualitative. Ce qu’on appelle la littérarité. Cet apport vient perturber la définition du Graphic Novel. Parce qu’après tout, la définition de la littérature est impossible, et seul Sartre a osé s’y frotter réellement. Pour cela, nous allons nous appuyer sur une valeur sûre : Umberto Eco.
Dans ses différents essais (« De Superman au surhomme » et « Lector in Fabula« ) il définit la littérature et la spécificité du roman comme le reflet du réel dans ce qu’il a de plus complexe. Il écrit à propos de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, qu’il est un chef d’oeuvre parce qu’il est « une machine à générer de l’interprétation ». L’étude de Umberto Eco se concentre sur l’étude des signes et leurs effets sur l’interprétation qu’ils sont capables de générer. Ainsi, la littérarité consisterait à établir une variété de conclusions par nos propres moyens face à une intrigue fictive et tirer nos propres leçons telle une véritable expérience de vie.
Avec De Superman au surhomme, Umberto Eco expose diverses analyses de ses expériences de lecture. Auteur et lecteur de romans, il est également un passionné de bande dessiné et écrit divers textes théoriques sur le sujet. Il compare les comics américains à une littérature policière, fantasque à la manière du Comte de Monte-Cristo de Dumas. Il sépare les romans en deux catégories. Les romans ouverts posant une situation problématique où le lecteur se retrouve seul à devoir tirer une conclusion, et les romans fermés où le récit sépare bien la limite entre le bien et le mal et où la réflexion du lecteur n’est peu ou pas engagée.
Les romans ouverts sont les éléments qui font de la littérature un art noble et le Graphic Novel va s’approprier cette valeur supérieure en comparaison au fascicule qui définissait jusqu’alors le comic-book, étant son seul format avec le journal. Le roman graphique est un moyen de catégoriser une oeuvre noble, où la dimension artistique est pleine et où l’influence commerciale est minime.
Le Graphic Novel, au delà de la divine liberté artistique, vise d’autres intérêts pour l’artiste : le plaisir de créer. A ce sujet, Will Eisner disait :
« Cela pourrait surprendre les jeunes illustrateurs mais de nombreux professionnels ont parfois perdu cette excitation naturelle qui amorce le processus de création. La pression qu’exerce les dates limites et de rendu est inimaginable et créé une forme d’indifférence qui est l’ennemi premier de la qualité. Dans le domaine de l’art j’ai réalisé que cette qualité n’est jamais dissociée de l’enthousiasme.«
Le marché du comics s’est vite emparé du genre pour profiter d’un public exigeant et lui proposer des commandes spécifiques. Ainsi apparaîtront Kingdom Come, Earth X, Marvels, The Dark Knight Returns II et j’en passe. Ainsi, la définition du Graphic Novel se retrouve biaisée par une industrie en constante expansion et cherche à toucher les publics les plus divers.
Une question de format et nuances actuelles
Le Graphic Novel se veut supérieur et exigeant. Mais cette supériorité va poser divers problèmes. L’usage du terme d’abord. Roman Graphique va devenir un terme pour désigner des œuvres jugées de qualité sans pour autant que cette oeuvre réponde aux critères cités du genre. Faute de nuances étroites avec la bande-dessinée et ses autres formats, le graphic novel risque avec le temps de perdre son sens de « Roman » au profit d’une simple promesse de qualité.
Ainsi, si la maxi-série Mister Miracle de Tom King et Mitch Gerards est un succès et comporte d’indéniables qualités littéraires, il ne s’agit pas réellement d’un Graphic Novel, parce qu’il use d’un personnage appartenant à une entreprise et qu’il a été publié sous forme de maxi-série à l’origine. On peut cependant y voir une nuance, un hybride qui amène les exigences et les qualités du Graphic Novel et ses expérimentations sous le feu des projecteurs de DC Comics, l’un des éditeurs les plus populaires. Ce qui lui vaudra de nombreux Eisner Awards en tant que série limitée.
Le graphic novel devient, avec le temps, un format différent. Des éditeurs comme Marvel ou DC, utilisent le terme pour désigner un projet spécifique, à part, sur lesquels opèrent des artistes reconnus. On renoue avec cette idée de promesse, mais également de format. Le graphic novel est un contenu inédit publié dans un format prestigieux. Le prestige a également changé avec le temps. Il n’est pas simplement question d’une reliure, mais d’un format cartonné (hardback), souvent plus grand que les formats reliés ordinaires. Aujourd’hui, les comics américains en regorgent (hardback, graphic novel, treasury edition, oversized, absolute,… ). Et tous sont des descendants indirects du Graphic Novel.
La publication librairie aujourd’hui quasi-systématique pour tout comic-book publié en single. Le Graphic Novel, lui, continue de se démarquer de ces comics mercantiles de par ses ambitions et ses expérimentations, ces motivations définies par l’oeuvre qu’il porte comme acte de naissance : A Contract with God.
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