Sacré défi que de se lancer dans la lecture de Cages. Aussi difficile à lire qu’à résumer, Cages est une oeuvre qui se ressent. Écrite et illustrée par Dave McKean, Cages s’est vite élevée comme oeuvre synthétisant au mieux l’esprit de son auteur. Et pourtant, Cages s’écarte de toutes les attentes que nous pourrions nous faire concernant un album de Dave McKean.
Pour les 25 ans de Cages, Delcourt a réédité cette ouvrage massif de près de 500 pages. Associé à un prix à la mesure de son épaisseur, Cages est une oeuvre qui laisse souvent dubitatif. Et pourtant !
Odyssée de la page blanche
Cages est introduit comme un roman. Un prologue, et quatre contes théorisant la création de l’univers. Créateur indécis, insatisfait, résigné ou désespéré, l’introduction donne le ton. Alors qu’ils n’ont pas de réelle connexion avec le personnage principal, Leo Sabarsky. Léo est un peintre en cruel manque d’inspiration. Désespéré de trouver une lueur, il emménage dans un immeuble où il rencontrera quelques autres personnages : un auteur cloîtré subissant les conséquences de la parution de son livre choc intitulé « Cages« , une concierge paranoïaque hantée par un passé confus, une botaniste, et un artiste aux capacités musicales infinies. Et au milieu de cette populace, le chat noir.
Cages va suivre la vie plus ou moins cloisonnée de ces personnages. Ils se croisent, et sont sur un pied d’égalité. Leo reste différent. S’il acquiert ce statut de personnage principal, c’est qu’il s’interprète comme double de Dave McKean. Que ce soit dans son apparence, son observation de ce monde étrange et des événements anodins, comme dans sa profession d’artiste. Avec Cages, Dave McKean met en avant la plus grande crainte de tout artiste.
La multitude de personnages donne une densité à cet univers dont l’observation n’est que partielle. Leo sort, de temps à autre, mais tout est superficiel. Cages est un reflet de la vie, dans ce qu’elle a d’important, de fascinant et d’anodin. Dave McKean a su cerner la vie, la transformer en oeuvre aussi complexe et dense qu’elle l’est pour la mêler à son univers, et tout ce qu’on connaît chez lui de fantastique, d’oppressant et d’effrayant.
Réflexion kaléidoscopique vitale
Que serait Cages s’il n’était qu’un léger reflet autobiographique ? Cages est une oeuvre pleinement expérimentale, à la fois minimaliste et surchargée, sans retenue et pourtant s’imposant des limites. Cages est d’une contradiction constante, associant les extrêmes. Dave McKean est connu pour son jeu photographique, ses talents de peintre et son maniement de la peinture acrylique, infographique et j’en passe. S’il possède son style, il consiste en un mélange original. Et ce mélange ne concerne que très peu Cages.
Pour raconter cette histoire complexe, Dave McKean va se limiter à une technique simple et conventionnelle de la bande-dessinée : une page blanche, une encre grise et une autre noire. Son style reconnue ne lui servant qu’à illustrer les contes servant de prologue, et un chapitre bien étrange en plein milieu de l’album.
Ses créations faites de collages, photographies et peintures formaient son univers si singulier. Mais à quoi bon se séparer de ses outils habituels ? Plusieurs interprétations sont envisageables. Mais celle qui semble être la plus pertinente serait celle d’une liberté d’expression différant de tout autre projet. Dans son oeuvre, son style singulier offre une nouvelle représentation et apporte une dimension fantastique, et horrifique quand on pense à Sandman ou Violent Cases. Cages s’accroche à une connexion au réel. Le fantastique possède une part minimisée – loin d’être inexistante.
Leçons de vie : entraves à la créativité
Le fantastique tient un rôle d’une importance capitale. Cages joue énormément sur les perceptions. Celle des sens, avec la musique du musicien Angel, la perception du temps qu’on ne voit pas défiler. Le fantastique s’immisce dans ce que la vie a de merveilleux et d’effrayant. Notre peintre en manque d’inspiration souffre d’hallucinations, souvent horrifiques. Ces hallucinations nourrissent, et rendent accessibles une interprétation parfois ambigu. Certaines d’entre elles donnent tout son sens au titre de l’album. Enfermé dans ses propres limites que l’artiste ne parvient pas à repousser, la case se fait cage, irrégulière, mais robuste de par l’épaisseur. L’immeuble cloisonne chaque esprit. Et le chat noir en est le veilleur.
Angel vit en dehors. Raison pour laquelle il ne cesse de développer ses compétences musicales, ne se confrontant à aucune limite dans l’exercice de son art. L’artiste doit être marginal. Sans quoi, il ne peut se renouveler, ni s’épanouir. L’artiste indépendant vaut bien mieux que l’auteur effrayé par les réactions de son livre choc. Celui qui n’a pas peur, trouve l’inspiration. Celui qui est effrayé par l’absence d’inspiration est pris dans un cercle vicieux. Et Angel est à ce titre le premier à parvenir à s’extirper de la case, dans des séquences où le trait s’affine jusqu’à suggérer les formes, laisser apparaître la perception.
Cages est un ouvrage fort, empruntant énormément au roman où la profondeur de chaque personnage ressort, tôt ou tard. Les caractères sont très différents. Certains sont approfondis, d’autres se limitent à l’obscurité. Complexe, Cages se veut être une machine à interprétations plus ou moins libres. Certains sont très orientées, d’autres demandent un effort, parfois conséquent, au lecteur. Roman graphique à part entière, Cages est une expérimentation de la bande dessinée, jouant de ses codes.
A propos de Cages, Dave McKean dit avoir réalisé ce projet une fois avoir pris suffisamment de recul sur sa jeune carrière. Il a voulu marquer avec ici les leçons de vie qu’il a appris. Ode à l’artiste et au talent, Cages est intimiste dans son style et onirique dans sa narration lente et ses symboles. Un ouvrage tout aussi à part dans l’oeuvre immense de Dave McKean, que dans le milieu de roman graphique et du comics.