Parmi les auteurs les plus influents depuis 2010, l’industrie du comic-book compte aisément celui de Jeff Lemire. Auteur prolifique et particulièrement productif, il a déjà officié chez Marvel, DC et a fait de l’indépendant son territoire chez Vertigo, avant que le label ne rende son dernier souffle, ou Image. Il a pu écrire Extraordinary X-men ou Inhumans VS X-men, Old Man Logan, Justice League United ou encore Green Arrow. Mais alors qu’il travaille chez DC Comics en travaillant sur Animal Man, il signe également chez Vertigo (ancien label indépendant de DC Comics) où il publiera Sweet Tooth. A la fois auteur et dessinateur, Jeff Lemire va faire de ce titre bien plus qu’un univers horrifique original, mais un lieu d’expression évoquant ces égarements de jeunesse et cette période où nous nous interrogions sur la vie et ses règles.
Qu’est-ce que Sweet Tooth ?
Sweet Tooth est le surnom de Gus, un être hybride, mi-cerf, mi-humain, isolé qui ne connait que cet enclos où il vit avec son père dans une cabane située en son centre. La vie lui semble paisible malgré son incontrôlable curiosité qu’il refoule. Jusqu’au jour où des chasseurs lui offrent du chocolat. Gus cause, contre son gré, la fin d’une période de sa vie. Le destin va le mener d’une histoire à une autre dans sa découverte d’un monde en ruine. Un monde dévasté par une épidémie ayant causé la mort d’une majeure partie de la population. Les survivants sont alors divisés entre les humains et les hybrides, forme de mutation procurant à un humain une apparence animale.
Jeff Lemire présente lui-même son récit comme de la science-fiction « lo-fi« . Une dystopie calme et douce, où l’enfant, malgré les traumas surmontés et subits, s’adapte continuellement. De même, il situe son action non pas dans les grandes villes, là où se déroulent la plupart des récits horrifiques, mais dans un milieu rural. Si aucune localisation spécifique n’est donnée, tout porte à croire que Gus se trouve au Canada, pays dont Jeff Lemire est originaire. Petites villes, grandes étendues, et proximité aux pays froids. Tout ceci apporte une part d’originalité supplémentaire au récit de l’auteur et constitue les premiers tenants d’une relation personnelle entre l’auteur et son œuvre.
Gus, ou le personnage-aimant
Mais cette originalité suit un concept précis afin de créer un attachement non pas au lieu, mais au personnage principal, Gus. Et pour ça, le comics réunit différents codes appuyant ce désir de faire de Gus l’élément moteur de l’intrigue et le point d’identification pour les lecteurs.
Gus est un enfant. Son jeune âge explique sa fébrilité et son insouciance. L’innocence trouve une forme physique avec Sweet Tooth et, plongée dans l’horreur du monde réel, le personnage de Gus nourrit une forme d’apitoiement de la part du lecteur et une part d’inquiétude. Ces drames qui se succèdent nous amènent à avoir de la sympathie pour ce jeune hybride s’accrochant à l’espoir d’un monde meilleur.
Sweet Tooth est un récit initiatique. Il implique alors de faire évoluer Gus dans ce monde où chaque arc, d’environ six épisodes chacun, va prendre la forme d’une épreuve à surmonter. Et c’est ainsi que Gus évoluera. S’il retient une certaine expérience de chaque événement passé – Jeff Lemire n’hésite pas à revenir sur certains passages pour développer le trauma -, son évolution est indirecte. Le personnage ne passera pas de noir à blanc ou de blanc à noir pour une raison ou pour une autre. Aucun visuel ne présentera d’évolution progressive. Car ce sera la somme de ces étapes qui formera la conclusion.
Cette série a le mérite de présenter les différentes étapes qui marqueront la vie du personnage pour un final où tout sera connecté. Un final, un peu abrupte, mais qui, selon les dires de Jeff Lemire, a été pensé depuis le début. Cette conclusion est en accord avec l’esprit de la série, et même, consolide certaines réflexions autour du titre aperçues en filigrane.
Est-ce l’homme qui corrompt le monde, ou est-ce le monde qui corrompt l’homme ?
Le grand sujet qui anime cette dystopie est la corruption. Dans ce monde, l’homme est mauvais. Comme dans la plupart des histoires post-apocalyptiques, le virus et la situation de survie amène l’homme à révéler le pire de lui même. Certains iraient jusqu’à parler de « véritable nature ». Un sens qu’on peut octroyer au rôle de l’imagerie animale. La présence de ces hybrides ne porte pas un unique sens, puisqu’elle est également une métaphore du regard qu’on porte sur l’autre. Ce même regard qui nourrit toute sorte de discrimination, en plus d’appeler à une nouvelle considération de la vie, la vie humaine, mais aussi animale.
Plus encore, cette mutation qui impacte toute partie du corps, évoque également le masque. Entre comportement inhumain et fuite des hybrides, Sweet Tooth nous rappelle que tout visage n’est qu’un masque. Que ce visage soit celui d’un être bourru à la barbe grisonnante, d’un tyran sadique, ou d’un jeune hybride, mi-cerf, mi-humain, il ne faut pas se fier aux apparences. Sweet Tooth se joue de représentations classiques définissant plus ou moins clairement l’affiliation de chaque personnage.
Tout ceci anime un rapport à la corruption entre le monde et l’homme. Est-ce que le virus a corrompu le coeur des hommes ? Ou est-ce qu’il ne s’agit que d’une corruption grandissante causée par l’homme ?
Dans une même insouciance que celle de Gus, Sweet Tooth nous interroge sur notre rapport au bien, au mal, dans une mesure bien plus réfléchie. Le titre a tout de ce que Umberto Eco appelle le « roman ouvert« . Dans ces situations problèmes, Sweet Tooth offre une solution, une réponse, sans jamais oublier de laisser cette part de liberté au lecteur pouvant formuler sa propre réflexion grâce à ce lien empathique envers Gus.
Le comic-book comme œuvre intimiste
A comics original, artiste original. Et Jeff Lemire n’est pas un artiste ordinaire dans le milieu du comic-book. Alors que le modèle américain a tendance à déléguer les tâches à divers spécialistes (dessinateurs, encreurs), Jeff Lemire s’est constitué un modèle de travail proche du modèle européen. A savoir, un artiste unique en pleine mesure de répondre à (presque) chaque procédé créatif. Il ne fait appelle qu’à Jose Villarrubia pour apporter cette colorisation aquarelle unique.
Plus souvent scénariste, Jeff Lemire concentre sa création autour de scripts plus ou moins précis. Le texte est pour lui une nécessité, il ne se repose jamais dessus. Et dès lors qu’une ligne ne se trouve pas être nécessaire, il préfère de loin donner du sens à l’image. Des images fortes, empruntant parfois à David Lynch, tant dans son concept d’hybrides rappelant Elephantman que certaines ruptures avec un monde réaliste invoquant parfois le surnaturel.
Seulement, son dessin n’est pas des plus réalistes. Il renverse les codes du sensationnel super-héros américain pour mettre en avant ici un savoir-faire personnel. Il recherche, non pas de la sensation, mais une émotion. Et de l’émotion, Jeff Lemire en a à revendre. Le personnage de Gus naît d’un croquis.
Ne partant que d’un simple visuel, Jeff Lemire conservera un modèle aux yeux larges concevant déjà à Gus ce trait de caractère empathique. Il représente à lui seul l’enfance et le besoin de confiance. Il est le moteur émotionnel du groupe qu’il va, malgré lui, constituer.
Sweet Tooth fait partie de ces œuvres propres à Jeff Lemire, celles les plus intimes comme Essex Country ou encore le chef d’œuvre qu’est Royal City. En cela, le dessin de Lemire résulte à travers ces traits irréguliers et cette colorisation pastelle, une forme artisanale du comic-book. Un procédé de création plus intime qui donne à Sweet Tooth toute sa singularité et conforte cette sensation d’œuvre intime et douce dans son allure et son ambiance, malgré une histoire embrassant, à bras-le-corps, le genre horrifique.