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Notre monde comporte de ces artistes qui se démarquent de par leur façon de nous raconter leur histoire. Pas une histoire, comme Homère a pu raconter l’Illiade, mais son histoire personnelle. Craig Thompson est cet artiste, passionné d’arts graphiques, qui a proposé son petit projet à une petite maison d’édition américaine. Un projet où l’auteur nous raconte son adolescence, son premier amour et ses premières révélations. Sa prise de recul sur sa propre vie. Il n’en fallait pas plus pour charmer le monde de la bande dessinée.

Fragments de vie(s)

Blankets est un récit complet multi-récompensé : 3 Harvey Awards, 2 Eisner Awards et 2 Ignatz Awards. Il compte près de 600 pages mais se dévore avec une passion grandissante. Cette seconde oeuvre de Craig Thompson a été initiée en 1999, après la publication de Good-bye, Chunky Rice, et se trouve publiée chez Top Shelf Productions aux Etats Unis en 2003. En France, Casterman récupérera les droits et publiera ce graphic novel pour une première édition en 2004.

Le récit commence par une plongée dans des souvenirs d’enfance. Ces souvenirs qui, avec le temps, éveillent les regrets, la honte, la peur et la haine de soi. L’innocence et l’imaginaire de deux frères vont disparaître avec les effets du temps. Enfermée dans leur pauvreté, pointée du doigt à la récréation, cette famille catholique d’Amérique profonde ne fait que subir.

Car c’est avec une sincérité surprenante que Craig Thompson nous raconte sa vie et dévoile son intimité dans une vulnérabilité troublante. Sans aucune retenue, il expose ses faiblesses et ses souvenirs les plus sombres. A cœur ouvert, il aborde les sujets délicats de sa vie : l’influence de sa famille sur son passage à l’âge adulte et sa croyance.

Religion et respect : l’humble réflexion de Craig Thompson

Alors qu’il se trouve au lycée, la paroisse organise un séjour en classe de neige. Craig Thompson a été élevé dans la foi baptiste, une confession chrétienne issue de la réforme protestante, très attachée aux Écritures. En cela, Craig cherche toujours son issue dans la vie à travers elles, peu importe son désespoir et la remise en question de ses croyances.

Cet érudit des textes sacrés va être abordé tout le long du récit, influencé par une part de son entourage à rentrer dans les ordres, alors qu’il se trouve être en pleine crise existentielle. Et malgré cette crise, malgré sa remise en question de sa religion et de l’éducation de ses parents, Craig ne va pas simplement raconter une énième explosion de rage adolescente. Le récit va se concentrer sur une réflexion, un cheminement qui va lier l’ensemble de ces thématiques ayant eu tant d’importance dans sa vie.

La religion est en soi le problème liant les différentes influences qui tourmentent Craig prenant racine au sien même de sa famille. Et ce cheminement va consister à accepter les décisions que ses parents ont pu prendre pour lui, ainsi que les interdits qu’ils ont pu et peuvent continuer à dresser. Au delà de la simple croyance, Craig développe un rapport à la religion plus intelligent, usant de son savoir des textes pour extraire de ceux-ci ce qu’ils ont de meilleur, leur valeur première : leur enseignement.

Malgré toute cette remise en cause, cette oeuvre ne vient rien diaboliser. Elle présente chaque personnage dans un bon et/ou un mauvais jour. Aucun n’est jugé par un simple acte. Il est écrit et représenté dans toute sa complexité, mais avant tout, dans le plus grand des respects. Un respect épatant tant il est capable de représenter les monstres de notre réalité, apportant toute cette troublante vraisemblance malgré ses formes simplistes.

Un manteau pour deux

Mais Blankets nous raconte l’histoire d’un amour naissant entre deux adolescents, après un séjour en classe de neige dirigé par la paroisse. Lors de ce séjour, Craig rencontre Raina. Une rencontre improbable à ses yeux de par son caractère, son statut. Toujours traité de raté par ceux qui l’entourent, cet amour va lui procurer ce contact humain et ce recul nécessaire. Une impulsion l’amenant à mieux se comprendre, mieux se connaître, sans jamais tomber dans un pathos larmoyant.

Dans cette écriture d’un amour inespéré, il y a ce réel improbable d’une relation à distance, d’un stratagème pour défier les parents et les interdits. Et dans cette oeuvre, il y a un aveuglement amoureux que l’auteur a su retranscrire. Blankets parvient à partager la restitution des faits avec une véracité déconcertante, mais aussi une restitution envoûtante des effets.

Raina est gentille et curieuse. Elle n’a d’autre particularité qu’une profonde humanité – pour tous. Et en cela, on comprend rapidement ce qui lie ces deux personnes, alors que rien ne les destinait à s’aimer. Et l’amour est un grand mot. Il ne s’agit que d’une étape, importante, de ces voyages où Craig se cherche. Il comprendra bien tard qu’il ne peut avoir ses réponses sans avoir l’expérience de la vie.

La quête de réponse est une attente active des effets du temps nous ramenant bien souvent aux évidences. Alors ce doux parcours devient un voyage initiatique libre de diverses interprétations et riche d’enseignements.

Illustrer la vie sensible

Dans ce genre autobiographique auquel s’accorde un attendu réalisme, un trait précis et des décors étudiés, Craig Thompson adopte un style particulièrement simple, presque frustrant dans les premières pages où il se représente enfant. A travers quelques traits grossiers et deux billes noires en guise d’yeux, voici notre protagoniste aux allures de personnage de cartoon de l’âge d’or.

Mais toute cette caricature du réel est une vision enfantine du monde et n’empêche en rien Blankets d’être une merveille graphique. Cette approche enfantine possède plusieurs intérêts pour l’album.

L’allure grossière s’incruste parfaitement dans la représentation de enfantine du monde. Craig Thompson fait de cet imaginaire un outil pour faire évoluer son style au fil des pages. Il s’accorde avec son histoire et les périodes qu’il brasse,faisant de la précision du trait, l’un des signes menant à la résolution.

Ensuite, il permet de représenter une évolution des personnages et de maintenir ce lien entre le lecteur et les personnages. Craig Thompson use de traits distinctifs intelligents et limite l’apparition de personnages importants. Chacun se retrouve dans un rôle et dans une représentation minimaliste dont le langage corporel sera l’outil premier toucher le lecteur.

Blankets possède des personnages particulièrement expressifs. Ce code utilisé si couramment dans la bande dessinée se retrouve mis en avant ici dans un contexte particulièrement sérieux au point d’être un code révélateur pour les personnages. Un moyen de discerner la personnalité de chacun, nous laissant imaginer le talent d’observation dont peut faire preuve l’artiste.

Sensible et naïf, Blankets est une oeuvre capable de raisonner en chacun de nous, tant est si bien qu’on puisse accepter cet étranger en quête d’identité et d’avenir. Une réflexion de la condition humaine se découvre dans certains chapitres doublé d’une critique passive d’une société moderne en contradiction avec ses valeurs. Considérée comme l’une des meilleures œuvres du neuvième art de sa décennie par le Times, Blankets n’a pas volé ses honneurs.

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