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Avatar Press est de loin l’un des éditeurs que je trouve le plus étrange. Avec ses publications de plus en plus osées, je trouvais que l’éditeur entretenait volontairement la réputation d’éditeur trash. Mais comme toute bonne chose, il faut modérer. Et à faire du trash encore plus trash, il y a des extrêmes contre-productifs. Crossed en est le parfait exemple, de comics trash, borderline entre le trop et le juste assez. Et étonnement, c’est un autre comics de Garth Ennis qui retient aujourd’hui mon attention : Rover Red Charlie.

L’incroyable voyage

Nous suivons Charlie, un chien, guide d’aveugle. Il adore son « feeder », ses amis et aider les « feeders ». Il se sent utile en rendant les autres heureux. C’est à son sens un échange de bons procédés. Mais un jour, son maître devient fou – lui et tout autre humain. S’ils ne se dévorent pas les uns les autres, ils se suicident de diverses manières. Charlie se retrouve lié par sa laisse à son maître aspergé d’essence, une allumette dans la main. De cette situation, Charlie va retrouver ses deux meilleurs amis, Red et Rover, et ensemble ils vont réaliser un voyage à travers ce monde renversé pour retrouver leur vie d’avant.

Le concept est simple. Un monde post-apocalyptique dans lequel va s’exécuter le voyage initiatique d’un groupe de héros. Concept qui n’est pas sans rappeler celui du désormais classique Beasts of Burden (Bêtes de Somme en VF) de Evan Drokin et Jill Thompson. Garth Ennis apporte quelque chose de neuf. Le surnaturel laisse place à l’horreur, mais une horreur qui échappe à nos héros. Ils sont réduits à leur condition de chien, et sont attachants par leur relative insouciance. Leur vocabulaire est limité et rappelle celui des hommes dans La Planète des Singes de Pierre Boulle et (évidemment) celui des esclaves dans Kamandi de Jack Kirby.

Ces chiens sentent que quelque chose de mauvais se passe. Leurs différents caractères sont très simplement définis dès les premières pages, mais au fond ne se démarquent que par un degré de réflexion très différent. Cette écriture aurait pu poser problème, être une erreur. Or, c’est bien tout le propos du comics de Garth Ennis. Nous suivons Charlie. Nous sommes sa tête, ses yeux. Nous apprenons ce qui se déroule à travers ses mots. Un vocabulaire spécifique dans certains domaines, car il s’agit du plus intelligent de la bande, mais pauvre face à de nouveaux éléments. Une écriture bigrement bien pensée qui fait voler en éclats le cliché du don de parole aux animaux.

Une violence au service de l’animal

Sous cette destruction du monde, ces cadavres en putréfaction, Rover Red Charlie porte une réflexion surprenante sur le comportement humain et la condition animale. Nos trois compagnons sont adorables, des exemples d’animaux domestiques, soucieux du bonheur de leur maître. Mais leur voyage va les mener à découvrir d’autres expériences, moins glorieuses. Et à travers ces personnages secondaires, Garth Ennis va faire apparaître toute la violence et le dégout qu’on lui connaît bien. Bien moins dérangeant que d’autres de ses créations, ces scènes sont plus percutantes, car malgré tout plus inattendues. Et c’est toute la force de cette histoire qui dose ses éléments choquants au profit d’une réflexion.

Tout sert la métaphore de la relation homme-animal. Car Rover Red Charlie est un reflet de ce que nous imaginons des chiens de notre vie. Ce récit met en scène les pensées auxquelles nous croyons. L’album pourrait se résumer à l’idée qu’un chien soit le reflet de son maître. Un chien que l’on traite avec respect sera respectueux. Un chien qu’on frappe sera violent. Il s’agit simplement de ce que nous laisse entendre le monde réel. Evidemment, Garth Ennis ne va pas tourner autour du pot et va s’attaquer frontalement au sujet de la maltraitance animale. Il n’hésite pas à renverser les codes et s’amuser à dépasser les limites.

Valeurs canines

L’origine du projet vient de Garth Ennis. Le scénariste se demandait quels messages pouvaient s’envoyer les chiens à travers leurs aboiements. A partir de cette idée, il s’est demandé pourquoi un chien était aussi loyal envers son maître. L’idée de nourriture était évidente, mais il ne pouvait pas s’agir uniquement de cette idée généralisée. Lui est venu ensuite un souvenir d’un tableau qui était accroché chez ses grands-parents qui véhiculait la valeur de l’amitié à travers la représentation de trois chiens.

Comme tout bon voyage initiatique, ces chiens vont se trouver face à des situations problèmes variées les obligeant à s’adapter. Et au cœur de cette adaptation, la réflexion. Sans feeder pour les nourrir, ces chiens vont devoir se débrouiller seul et remplir leur rôle de feeder, en plus de celui de chien. Un rôle qui ne se résout pas au simple fait de trouver de la nourriture. C’est ce qui fait étrangement de ce monde post-apocalyptique vu à travers le regard d’un chien, un monde crédible. La survie selon Ennis est remplie de détails, définis dans un ordre précis, presque listé – ce qui est quelque peu regrettable – mais des détails exploités dans leur intégralité.

Fort de ce petit monde traversé, cet album ne livre aucune morale explicite – mais est très orienté vers la défense des animaux. Chacun y trouve son compte, adhère ou non aux symboles et à leurs formes discutables, et nourrit cette œuvre de sa propre vision des choses. C’est avec une liberté très appréciée et une fin ouverte que Rover Red Charlie se clôt. Il met un terme au voyage, mais (peut-être) pas aux aventures de ces trois héros.

La plaie, le sang et les pastels

Cet album est intégralement illustré par Michael DiPascale. L’artiste a fait de nombreux choix pour trouver le style idéal afin de bien mêler le réalisme du monde post-apocalyptique et l’aventure colorée et insouciante de ces chiens. De même, il ne fallait pas simplifier ces chiens. Les animaux sont facilement assimilés à des cartoons dans l’imaginaire commun. Michael DiPascale a dû faire de très nombreuses recherches pour parvenir à représenter les différentes races et animaux présents dans l’album. Il s’est d’ailleurs grandement inspiré des mouvements de son chien pour travailler.

Ces recherches ont payé. D’autant plus que Ennis ne facilite jamais les choses à ses artistes. Ses scripts sont très peu détaillés, laissant beaucoup de liberté à ses dessinateurs. Michael DiPascale y est pour beaucoup dans les effets narratifs visuels. Il joue souvent avec les éléments cachés, des champs contre champs, etc.

L’esthétique est incroyable, mais peut rebuter plus d’un. Les allergiques à la colorisation digitale risquent de ne pas apprécier cet effet pastel. Michael DiPascale opte pour un rendu naturel avec des nuances légères pour les perspectives. La colorisation digitale se distingue, mais propose un rendu classique comme un bon compromis. Un choix qui pour ma part m’a émerveillé et qui participe à façonner l’identité de ce titre.

Rover Red Charlie est un voyage passionnant, qui trouve la justesse entre le réalisme nécessaire et l’esthétique d’un conte. Plus qu’un simple compromis graphique, l’insouciance des animaux minimise l’horreur qui les entoure, mais ils se voient obligés par la force des choses à y faire face. Un titre qui fournit un recul conséquent au lecteur sur son animal et une remise en question de notre propre raisonnement et ses conséquences sur notre personne.

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